Soupe populaire

Ce jeune politicien rêvait de gagner les élections, devenir Président, mais le peuple imprévisible ne suivait que ses caprices, on ne savait jamais comment il allait voter.
Pour être populaire dans les sondages et dans les urnes, fallait-il « plaire au grand public, aux plus nombreux, avoir un langage conforme au goûts de la population la moins cultivée, un vocabulaire bon pour le peuple, s’attirer l’affection du commun des hommes, du vulgaire, de la foule ». Les définitions des dictionnaires, et de certains textes classiques, semblaient le pousser à se mettre au niveau des benêts qui, apparemment, faisaient le vote populaire.
Mais lui, il était l’élite, un des moins nombreux, un des plus cultivés, il avait été éduqué dans une famille aisée, entouré de livres, de musique, d’élégance et de courtoisie, comment pourrait-il pratiquer une langue, avoir des attitudes incompatibles avec son milieu, son éducation ? Tout avait été fait, dès l’enfance, pour qu’il accède aux plus hautes fonctions, il saurait résoudre les questions les plus compliquées, parler aux européens dans leurs langues.

Au moment où l’alternance des deux partis allait favoriser ses desseins politiques et paver son destin, une vague populiste emporta tout, les élites comme lui devinrent impopulaires et provoquèrent même des sentiments de haine chez beaucoup de gens. Il eut beau essayer de s’adapter, de faire peuple, de s’habiller modestement, de parler d’une manière qui lui paraissait recevable par les gens des classes et des quartiers populaires, rien n’y fit.
Son image resta celle d’un privilégié, d’un être raffiné, et quand il s’efforça d’énoncer des idées reçues, d’être familier, limite grossier, il eut chaque fois l’air d’un mauvais comédien.

Alors, un homme venu des quartiers populaires, qui ne prenait pas les gens pour des idiots congénitaux, et qui semblait savoir avec précision ce que voulait le peuple, fit un carton dans les sondages, il allait à coup sûr gagner les élections, il promettait une république populaire.
Le jeune politicien allait se résigner à se faire battre, mais le chaos créé dans les rues pendant la campagne par les populistes de tous bords fut tel que les élections furent reportées.

Dans son milieu, on décida que le moment était arrivé, on ne pouvait pas laisser l’Etat, la Nation et tout le tremblement (en particulier leurs retraites de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires) aller dans le mur. Le jeune politicien, sous la pression de ses amis, accepta d’être porté au pouvoir par la force, de remettre de l’ordre, gouverner, ordonner, réprimer, guider la France sans trembler, mais de manière éclairée, en personne de qualité, bien entendu.
A sa grande surprise, dès le lendemain du coup d’Etat, il devint très populaire, il était acclamé par la populace, les foules étaient en liesse partout où il allait, on célébrait l’homme fort, providentiel, le sauveur de la France, et cela ne fit qu’augmenter au fil de la dictature.

Grisé par cette popularité inédite, et inattendue, il décida après quelques années de convoquer des élections présidentielles et de s’y présenter, pour se donner enfin la légitimité démocratique qui lui manquait, et il les perdit, de manière spectaculaire, il eut à peine un tiers des voix.

Compliqué, la politique, pensait-il, dans la queue de la soupe populaire, à sa sortie de prison.