3615 Panique

Publié le 11/06/2016

Extraits :         

« Guy traversait le passage clouté sous les tours de béton de la Gare de Lyon, ses chaussures adhéraient au mélange poisseux qui couvrait les trottoirs. Cela sentait l’urine, le caoutchouc brûlé, l’essence. Dans la salle des pas perdus, baptisée « Méditerranée », sans doute un trait d’humour, les voyageurs couraient entre les seaux d’eau pour les fuites des plafonds. L’odeur artificielle de viennoiseries et de croque-monsieur se mêlait à celles de produits d’entretien dignes de l’ère soviétique ou d’effluves uniques du métro souterrain. Guy vit le groupe de clochards qui passaient toutes leurs journées là. Ils somnolaient, ivres, la polyarthrite rhumatoïde leur vrillait les mains, leurs traits se creusaient, ils étaient presque morts. Sur la place Henri Fresnay, l’inscription au feutre rouge « le capitalisme, c’est comme les poils, j’en ai plein le cul » le fit sourire, malgré sa grossièreté. Il longea les murs de la place transformés en latrine publique, évita la vieille dame qui s’était arrêtée, avait écarté les jambes et avait fait sous elle. Il voulut passer l’arche qui menait à la rue Guillaumot, mais deux groupes lui barraient la route. La fureur des visages, le ton menaçant d’une langue gutturale ne semblaient plus laisser de place à l’arrangement, mais Guy essaya quand même. « Calmez-vous ! », hurla-t-il, mais les couteaux jaillirent, ils s’affrontèrent à mort et les cris des clients du restaurant chinois couvrirent à peine le bruit des chaises et des assiettes qui s’écrasaient au sol. Quand ce fut terminé, Guy soigna les blessés, tandis qu’un pompier projetait la sciure d’un geste de semeur blasé sur les flaques de sang. « … » Cette fois, il en avait assez, c’était décidé, il quitterait Paris, on avait besoin de médecins en Lozère, en Ardèche. Claire perdrait son emploi, ils vivraient de peu, mais ils seraient heureux, et leur fils Émile grandirait à l’air pur, au milieu des montagnes, loin de cette ville.

(…) Le Marron Noir était à mi-distance de la place d’Aligre et du Square Trousseau, à l’épicentre d’un quartier volcanique. Benoît, le patron, recevait en Charentaises trouées, une Boyard maïs éteinte qui pendait à ses lèvres. Il tutoyait tout le monde, à ceux qui venaient acheter du vin, il prenait les bouteilles consignées d’un litre à étoiles, qu’il fallait rapporter propres. Au tonneau, la liste des vins était courte, Brouilly, Bordeaux bio, Touraine rouge ou blanc, Côtes du Rhône, Coteaux d’Ardèche. Au sol des mosaïques aux couleurs fanées et au mur des casiers en fer grillagés, cadenassés, qui contenaient les grands crus en bouteilles, le plus souvent vendus au verre, vu le pouvoir d’achat des habitués, mais avec une tendance à faire déborder. « Dans mes verres, les mouches n’ont jamais pied » disait Benoît. On pouvait manger, aussi, si l’on voulait, avec son vin, des tranches de saucisson épaisses (« je ne sais pas couper fin »), un pâté qui contenait seulement de la viande, avec du pain bio de chez Moisan, en face, (Marchand de bière ou Saint-Jean), des salades (lardons, saucisse confite, Cantal, œufs durs, un peu de salade). Benoît n’avait pas d’enfant, il avait hérité de ces murs, il aimait Adeline qui l’adorait, la vie était bonne, alors il rendait et servait avec largesse, oubliait des choses sur l’addition par pudeur, faisait plus de crédit que la Banque de France et offrait l’armagnac vers minuit.

(…) Ils vinrent par derrière, lui enfilèrent une étoffe épaisse sur la tête, il fut menotté, puis ils l’emmenèrent en voiture et à pied sur du gravier, comme à la campagne, mais on était en ville, le trajet avait été court, enfin, en bas de quelques marches, un bruit de chaînes, une odeur de moisi, le bandeau enlevé. Les amocheurs se mirent à frapper sur l’ordre de leur Commandant, un type lugubre, qu’ils appelaient le Stagiaire, avec une grand respect, et de la terreur. « Qui sont les autres, qui est le Chef, où sont-ils, qui vous aide, où est l’argent volé, des noms ! », hurla le Stagiaire, d’une voix étonnamment fluette. Le Stagiaire, quel nom étrange, quelle drôle de tête, et cette cicatrice grotesque en forme de francisque au visage, pensait Emile, tandis qu’ils le frappaient, lui fixaient des électrodes au corps, enfonçaient des pointes sous ses ongles, maintenaient sa tête sous l’eau, et l’empêchaient de dormir. Il ne répondait pas, souriait poliment, ne se plaignait jamais et faisait mentalement d’interminables parties d’échec avec lui-même. Ses bourreaux s’épuisaient d’autant plus que, pendant les tortures, le Stagiaire mettait en boucle l’album Hairway to Steven des Butthole surfers, qui aurait rendu fou quiconque, mais semblait l’apaiser, lui. Désormais, il tournait en rond dans le silence, avec un tic à la francisque. « Personne ne m’avait jamais résisté », gémissait-il, d’un ton plaintif. Émile avait perdu la faculté de dormir après sa naissance et n’avait jamais connu la douleur. Comme les maladies d’enfance ne l’avaient pas fait souffrir, il avait failli en mourir, à l’école il avait été premier en tout, car il passait toutes ses nuits à lire, et son cerveau tournait jour et nuit à plein régime. Son bourreau malchanceux était tombé sur un analgésique insomniaque congénital hyperlucide, que les tortures laissaient indifférent. On avait dit aux Parisiens, sur Anastasie, la chaine unique de TV du régime, que les anarchistes de « Panique !», un nom stupide, d’ailleurs, étaient une menace pour la société, la liberté, la culture, l’existence même de la France. Malgré la grossièreté de la propagande, il se trouva quelques milliers de gens pour venir regarder pendre un homme. Devant les visages haineux, sous les insultes, les jets de pierres et les crachats, Émile se dit que la seule chose qu’il avait jetée sur la foule, lui, c’était des images de synthèse. Un milicien qui zézayait lui lut les motifs de sa condamnation à mort. « Au nom de la loi et du peuple de France, ze vous condamne à la pendaison jusqu’à ce que mort s’ensuive et ze confirme le fait que vous vous êtes rendu coupable de vol de matériel publique, d’activités subverzives, d’emploi de moyens électroniques interdits, de complot contre l’Etat », et même, cela le fit sourire pour la dernière fois de sa vie, « de tendanzes transhumanistes ». Il refusa le bandeau, la trappe s’ouvrit sous ses pieds, il se sentit tomber comme d’une marche haute, la corde se serra, il ressentit alors la première douleur de sa vie, puis il retrouva enfin le sommeil. Sa dernière pensée fut son fils, Jules.

(…) Des années auparavant, au début de la Révolution, par un jour de grande canicule comme il y en avait encore, à l’époque, Edmond avait libéré Maudhel de la cellule du Château de Vincennes où il étouffait. Lorsque la porte s’était ouverte, Maudhel avait vu le directeur de la prison, un fidèle du régime des Vichys durs, entrer la tête basse, mains liées derrière le dos, suivi de près par Edmond, mitraillette à la bretelle, qui mâchait une vieille chique. « Il insiste pour prendre votre place, hmmm », « Bien volontiers », avait répondu Maudhel, d’une voix de mourant, puis il s’était effacé pour laisser passer son geôlier, avant d’embrasser son libérateur. « Content de vous revoir, Monsieur, hhhhmm » avait grogné Edmond, qui, dehors, pointa le Vélo Solex appuyé au  mur. « Votre carrosse est avancé, je l’avais retrouvé derrière le studio de la télé, après votre arrestation, j’ai dû péter le cadenas, désolé, je l’ai gardé toutes ces années, je me suis dit qu’un petit tour en ville vous ferait du bien, après la taule, mais allez-y mollo, j’ai un peu gonflé le moteur, et faites gaffe, ça canarde encore, hmmm ». Maudhel avait erré sous les miradors, entre les murs en béton des anciens villages privés gardés des Vichy durs, que l’on commençait à abattre, depuis que leurs anciens habitants étaient en fuite, en prison, ou bien morts. A l’endroit où son cher cinquième arrondissement aurait dû se trouver, tout avait disparu, sauf les églises. Cluny, le Collège de France, le Panthéon, le Palais du Luxembourg, le Balzard, la fontaine Saint Michel, Gibert jeune, le Vieux Campeur et tous les vieux immeubles, y compris le sien, avaient cédé la place à des crimes grotesques contre l’architecture, dont il apercevait certains exemplaires à travers les pans de hauts murs tombés. Dans l’espace étroit entre les murailles encore dressées des parcs des mansions Disneyland qui avaient remplacées le vieux Paris, au milieu de ce qui avait été la rue des Ecoles, Maudhel avait pleuré, affalé sur le guidon de son Solex.