Extraits:
Jules gravit très tôt les marches d’escaliers qui menaient tout en haut de la tour de l’immeuble. On était un lundi, un jour qu’il détestait particulièrement, il avait mal dormi et ce mois d’avril 2099 était vraiment très froid. Il entendait par la porte fermée le début d’un vacarme, malgré la vitre épaisse traversée par les raies d’une lumière éclatante. Au bout de la terrasse parcourue à grands pas, il se pencha sur le petit muret couvert de fientes pour inspirer l’air léger et dissiper un peu les relents du cauchemar qui l’avait éveillé. Puis il leva les yeux pour contempler sa ville. Dans la forêt touffue qui sortait du brouillard et s’étendait partout, l’appel des animaux commençait à percer le silence absolu qui régnait à Paris. Jules chercha des repères, mais les bâtiments étaient de moins en moins visibles, on distinguait à peine le Panthéon, Notre-Dame, le Sacré Cœur, les Invalides et seule la Tour Eiffel, immense volière couverte par le lierre qui avait retrouvé sa verticalité, dominait la nature qui envahissait tout, escamotait les toits, volait les perspectives des rues. Le cri perçant des rapaces en chasse résonnait dans les bois de l’ancienne gare de Lyon. Sur le boulevard Diderot, des cavaliers au grand galop paniquaient un vieux cerf dont les écarts violents affolèrent un renard qui traversait au pas, une proie morte à la gueule. Tout le monde n’était pas encore végétarien, mais tous étaient guettés par l’ennemi mortel et les hommes et les chevaux étaient déjà nerveux. Plus serein, mais glacé, Jules redescendit dans ses appartements. Il trouva le lait bio, les croissants et les jus déposés ce matin par les pédalos sur les étagères du gromyko commun du palier de l’immeuble. Pendant qu’il commençait à mettre le couvert sur la table de chêne de la salle à manger, Nou lui montrait sur l’écran blanc des murs les nouvelles du jour et comme Jules n’avait rien demandé, il ne regardait pas. L’élèctre de famille fit un grand feu, aussi, pour le réchauffer. Les craquements du bois sec retentirent dans la pièce et les flammes dansèrent sous le manteau factice d’une cheminée qui n’était que virtuelle. Jules remontait à l’étage des chambres, quand il décrivit à Nou ses visions de la nuit, « des humains qui s’étripaient juste au coin de ma rue, il y a moins de cent ans ; heureusement, on verra bientôt la fin de ce siècle dément ». Nou dit que chaque époque trouvait barbare celle qui l’avait précédée. « Fichus élèctres », marmonna Jules en gromlo, « on ne pourra donc jamais commencer de journée sans leçon de morale ». Comme Nou ne relevait pas, il ajouta que c’était aussi pénible que les proverbes chinois, avant. Toujours rien. Il se résigna et reprit son travail, frustré. A quoi pouvait servir la domesticité si l’on ne pouvait même pas l’humilier ?
(…) Jules avait une relation ambivalente avec son élèctre personnel. Avant de le retrouver le matin et de s’en séparer le soir, il avait des bouffées incontrôlables de mélancolie mais par contre, dès qu’il l’avait rebranché et que leur vie commune reprenait, Jules engageait avec lui un duel à fleuret moucheté, fait de petites humiliations, de reproches amers et de critiques acerbes qui se concluait invariablement tôt ou tard dans la journée par un acte de contrition de Jules, qui regrettait ses abus. Et le cycle reprenait à l’infini tandis que l’élèctre, lui, restait imperméable. Jules lui-même ne comprenait pas très bien cet état de chose, mais il remarquait que ses relations avec son Moua n’étaient pas différentes après tout de celles qu’il entretenait avec le reste de l’humanité. Ce cas unique avait cessé d’inquiéter les psychologues de la Démonic, qui avaient diagnostiqué un cas bénin de ludiverbisme.
(…) Les élèctres n’étaient pas du tout impressionnés par les phénomènes dont Jules se plaignait depuis peu. Son Résomag avait bien enregistré quelques ondulations neuronales inattendues à certains moments précis, mais cela n’avait rien d’étonnant. Il ne serait pas le premier implanté à donner des signes d’échauffement ou même à déjanter complètement, avant d’être remis dans le droit chemin. En sept ans, on en avait vu de toutes les couleurs, des vieux beaufs avaient brièvement produit des créations artistiques rayonnantes d’humanisme, ou fait avancer la science de plusieurs années, avant de revenir à leur état précédent, sans aucun souvenir de leur virée dans l’hyper intelligence. Puis leur montée en puissance intellectuelle avait retrouvé un cours normal. On avait dû installer des neurolepteurs, les « fénergans », car les implants faisaient remonter les instincts les plus primaires. Les orages électrochimiques et la diffusion d’agents euphorisants lâchés par les fénergans remettaient vite de l’ordre. Malgré ces précautions, il y avait tout de même eu de brèves mais terrifiantes réincarnations d’Attila ou de Margaret Thatcher. Jules, qui avait été le premier implanté, faisait l’objet d’une surveillance étroite et on venait de réviser complètement son fénergan, qui fonctionnait donc parfaitement et dont l’influx euphorisant arriverait toujours à point nommé, dès que le cerveau de Jules s’emballerait. Les petits tours dans le temps et dans l’espace de Jules faisaient parti des effets secondaires, dont les élèctres avaient un long catalogue. Ils restaient donc de marbre devant ces pitreries et se gardaient bien d’alerter les médecins, d’autant qu’une procédure d’alarme stricte avait été mise en place pour empêcher les fausses alertes. La Faculté s’était en effet lassée rapidement des cas de patates oubliées sur le feu, de couvercles de toilette non rabattus, de propos déplacés sur une belle-mère et même une tentative astucieuse d’évasion fiscale, tout choses triviales qui avaient pourtant servies de prétextes aux êtres électroniques, au début, pour réveiller souvent le monde médical au milieu de la nuit. Or, si les implantés avaient leurs petits défauts, comme tout le monde, parfois décuplés par les greffes, les élèctres, eux, manquaient cruellement de jugeote. Il avait fallu les encadrer. Bien entendu, il existait aussi une procédure d’urgence pour le cas improbable où l’un des implantés donne les signes d’évolution tant attendus par certaines sommités. Mais au bout de sept ans, la routine s’installait et seuls des entêtés comme Borlait croyaient encore à quelque chose de bouleversant qui viendrait. Pour l’instant, c’était le calme plat qui, comme tous les calmes plats précédait la tempête, un fait avéré que les élèctres soulignaient souvent. Ce qui se préparait allait en effet prendre tout le monde à froid, l’élèctritude, les humains et l’infinipet.
(…) Sous les ors de la Coupole, ce matin-là, une foule juvénile était réunie pour la communication publique d’un des grands chercheurs du moment, le Professeur Félix Borlait, qui était assis au premier rang et qui il avait le trac. Être reçu à l’Académie, cette assemblée d’éternels insatisfaits, c’était un grand honneur, mais de cela il se moquait, il ressentait seulement de l’appréhension à l’idée de soumettre ses théories fragiles aux esprits bouillonnants des membres éphémères de la Coupole, où l’on remettait sans cesse en cause les connaissances supposées les plus immuables de son temps, où l’on démolissait sans pitié les constructions les plus échafaudées. Les membres devaient démissionner avant d’avoir seize ans, pour faire place à des jeunes moins sclérosés. Malgré sa réputation bien établie, Borlait se sentait donc un peu comme un toréador face à une centaine de taureaux. Il surveillait surtout d’un œil Louis, le fils de Jules, un pré adolescent qui avait la réputation d’avoir l’esprit mordant, parfois cruel et qui avait déjà ses propres disciples, des idées audacieuses, de l’orgueil. Son génie très précoce lui rappelait le sien et Borlait se sentit vieux. Quand on l’appela, il se reprit, escalada les marches de la tribune au pas de charge et décida qu’il allait en mettre plein la vue à ces moutards. Mais quand il prit la parole, sa voix manquait encore d’assurance. « Nous admettons qu’il existe un langage commun à tous les êtres vivants, même les plus petits », commença-t-il mollement. « Un immense effort a été engagé depuis trente ans pour tenter de comprendre les signes physiques et chimiques qui forment cette langue. On sait aussi que les mondes viral et bactérien conversent, au moins à courte portée, avec nos gènes. Qui comprendra ces échanges pourra rétablir l’équilibre vital, sauver l’humanité ! », dit-il sans conviction, en même temps qu’il introduisait un doigt dans sa narine pour y faire discrètement le ménage. « Or », ajouta-t-il en projetant dans son dos d’une pichenette élégante la petite boulette soigneusement compressée, « votre Institut s’est fixé pour objectif de rédiger un jour le dictionnaire et la grammaire de cette langue, pour traduire le livre de la nature ». Borlait empoigna le rebord du pupitre des deux mains et se pencha en avant pour poser la question qui devait préparer sa révélation. « Comment pourrait-on capter des bribes de cette langue et où, je vous le demande ? » dit-il en se frappant le front de l’index, pour donner un indice. « Les résomags observent de loin, alors que moi, avec la neurocopieuse, la mopette comme on l’appelle déjà, que j’ai mise au point et qui fonctionne, Moi, j’enregistrerai» s’écria-t-il. Borlait avait été un peu vexé qu’Houatfeu ait si vite rebaptisé son invention la mopette, ce qui avait d’ailleurs plongé les élèctres une fois de plus dans le cirage le plus noir, ils cherchaient encore la moindre piste, le moindre indice et Borlait non plus n’avait pas trop compris l’allusion, mais il était trop tard, le mot faisait déjà le tour de Paris et dans un sens cela lui faisait de la publicité. Les veines de son visage étaient gonflées par l’effort, le sang comprimait ses oreilles internes, mais Borlait constatait avec satisfaction que tous les yeux s’étaient levés vers lui au même moment. La concentration était intense, car les Moua venaient de signaler du sérieux. Il fallait donc frapper vite et fort, avant que ça retombe. Il décrivit sans trop de détails la conception de la mopette et son fonctionnement, puis il annonça qu’il était prêt à demander l’autorisation d’implanter les premiers prototypes chez des volontaires humains. Ce qu’il n’avoua pas, c’était qu’il s’était déjà livré en douce à des expérimentations animales, qui étaient illégales depuis bien longtemps.
« Je n’aurai plus qu’à rembobiner pour décoder les signaux et les traduire. Rien ne m’échappera ! Quand on aura compris ensemble comment l’ennemi viral et bactérien trompe le système immunitaire, ce traître de l’intérieur, on ira vite ! ». Il frappa le pupitre de son poing fermé et le verre d’eau du conférencier alla s’écraser au sol tandis que la salle explosait. Félix attendit que les réactions de stupeur et les applaudissements spontanés des membres, qui s’étaient tous levés, soient passés, puis il fit une offre généreuse, qui lui gagna le respect de ses jeunes pairs. « Les observations des deux mopettes expérimentales, je les partagerai avec vous, l’Arche et la Piscine ».